Lucie, peux-tu te présenter en quelques mots ?

Petite, je rêvais de sauver le « poumon du monde ». En grandissant je me suis rendue compte que cela était un peu ambitieux, mais l’idée de me rendre dans la forêt amazonienne ne m’a jamais quitté. Je me suis lancée dans des études en écologie. J’ai très vite saisi que la préservation de l’environnement avait une mauvaise image car elle était souvent perçue comme une contrainte. J’ai donc naturellement été attirée par les problématiques conciliant préservation de la biodiversité et besoins socio-économiques. J’ai effectué mon premier stage de six mois à l’ONCFS. L’objectif était de mettre en évidence l’influence de l’aménagement des berges du fleuve Vidourle sur la population de Castors d’Europe qu’il abrite.
Cette première réalisation d’étude d’impact m’a donné envie de poursuivre dans ce domaine. J’ai tout fait pour réaliser mon stage de fin d’étude en Guyane afin de découvrir enfin la forêt amazonienne et tenter de participer à sa préservation. Le bureau d’étude Biotope m’a proposé d'effectuer une étude d’impact sur un projet de mine d’or, ce qui me convenait parfaitement car les enjeux de conciliation étaient bien présents. J’étais loin de m’imaginer à ce moment-là que le projet en question serait le plus gros projet minier aurifère de France, le projet Montagne d’Or. À titre personnel, je ne suis évidemment pas favorable à ce projet car il ne répond pas aux besoins socio-économiques du territoire et a un très fort impact sur la biodiversité. Mais je dois dire qu’il a été très formateur professionnellement et qu’il m’a beaucoup appris sur la Guyane et ses enjeux.
Je suis ensuite tombée sur l’offre du poste au Conservatoire du littoral (Cdl) sur la savane Sarcelle (les rizières de Mana). Le site était en phase d’acquisition. La mission visait à créer un projet de territoire avec l’ensemble des acteurs locaux en conciliant préservation de la biodiversité, développement d’activités écotouristiques et agricoles et gestion souple du trait de côte via le programme Adapto. J’ai immédiatement eu un coup de cœur pour ce projet dont les thématiques étaient très diversifiées et où tout était à créer. Ce projet est aussi pour moi une façon de démontrer que le développement économique de la Guyane peut s’effectuer avec des projets durables économiquement et écologiquement et qui bénéficient à tout un territoire.
Le projet Adapto a pour objectif de réfléchir à une gestion souple du trait de côte. Peux-tu nous expliquer de quoi il en retourne et quels sont les missions du projet ?
Le projet Adapto a été initié par le Cdl, il vise à explorer des solutions face aux effets du changement climatique sur le littoral, en préconisant une gestion souple du trait de côte. L’homme a eu tendance à figer le littoral pour se protéger de l’érosion, avec des enrochements ou des épis par exemple, or le littoral est naturellement mobile. L’idée du projet est de faire comprendre le caractère dynamique du littoral et l’intérêt de s’y adapter plutôt que d’y résister en expérimentant des solutions fondées sur la nature.
Pour cela, 10 sites pilotes appartenant au Conservatoire du littoral ont été sélectionnés, dont les rizières de Mana en Guyane. Adapto contribue à démontrer l’intérêt écologique et économique de s’adapter au changement climatique en préservant les écosystèmes littoraux. Sur chacun des sites, Adapto amène les collectivités, les gestionnaires et les usagers concernés à construire leur projet de territoire en leur proposant une approche interdisciplinaire (économique, sociologique, biodiversité…). Les solutions d’adaptation déployées pourront être répliquées et transférables à d’autres sites littoraux similaires français ou étrangers.
A Mana, le chenier (dune fossile) est un des éléments naturels jouant un rôle de protection face aux entrées d’eaux salée. Ce chenier est actuellement perforé par des buses, utilisées pour le drainage à l’époque des rizières. Une des actions envisagées est de retirer ces buses et de recharger le chenier en sable afin qu’il joue pleinement son rôle protecteur. Aussi, en cas de tempête, la mangrove et la savane humide freinent et absorbent le surplus d’eau. Il est donc essentiel de restaurer et/ou de préserver ces zones humides, afin de protéger les zones agricoles et urbaines situées en arrière.
Pourquoi le site de Mana en Guyane a t-il été sélectionné ? Quelles sont les problématiques liées au changement climatique sur le littoral guyanais ?
Le site des rizières de Mana a été sélectionné car il a subi une forte érosion entre le début des années 2000 et jusqu’en 2016. En 15 ans, le trait de côte a reculé d’1,5km avec une érosion de 150m par an en moyenne. Ces chiffres paraissent vertigineux, mais il faut savoir que la Guyane fait partie d’une région (le plateau des Guyanes) qui a la dynamique littorale la plus forte au monde. Cette dynamique est due à ce qu'on appelle « la dynamique des bancs de vases ». La vase, provenant du fleuve Amazone, migre d’est en ouest le long de la côte. Lorsqu’un banc se positionne face aux rizières, il les protège de l’érosion. En revanche, elles subissent une forte érosion quand celui-ci repart.
Au début des années 2000, le banc de vase en face des rizières part peu à peu, laissant le littoral à la merci de la houle. En 2016, un nouveau banc de vase se positionne en face du site et le protégera certainement pendant une dizaine d’années.
Le littoral Guyanais, bien que très particulier fait l’objet de recherches beaucoup plus récentes que le littoral de l’hexagone. Le phénomène d’érosion est naturel, il est probable qu’il soit amplifié par la montée des eaux globale, mais les recherches ne permettent pas de le confirmer à l’heure actuelle. Aussi, le déplacement des bancs de vase à tendance à s’accélérer ces dernières années. Mais là aussi, la part du changement climatique reste à démontrer. C’est d’ailleurs un des objectifs du projet Guyaclimat porté par le BRGM en partenariat avec Météo-France, qui devrait sortir de terre sous peu.
Quelles sont les actions menées jusqu’à présent et quel retour d’expérience pouvez-vous nous faire ? Quelques anecdotes de terrains à partager ?
Les premières actions menées dans le cadre d’Adapto ont été l’étude paysagère et l’étude du BRGM qui visait à réaliser une projection du trait de côte à 2030 et 2050. Cette étude a été déterminante au début du projet, car elle a permis aux acteurs locaux de visualiser l’impact de l’érosion dans les prochaines années et d’en tenir compte dans l’aménagement du site. Au vu des résultats, il a été convenu de réfléchir à un projet sobre, résilient et surtout évolutif.
Dans un deuxième temps, nous avons débuté l’enquête de perception sociale sur le changement climatique et sur le projet. Une des richesses de Mana, (et plus généralement de la Guyane) est sa population, très diversifiée culturellement. Cette diversité n’est pas vraiment représentée par les acteurs locaux investis sur le projet, il est donc primordial de mener une enquête de perception auprès des habitants, afin d’intégrer au mieux leur vision du site et ce qu’ils aimeraient voir s’y développer. Interroger une population s’exprimant avec différentes langues n’est évidemment pas aisé Cette situation singulière nous a demandé de réfléchir en conséquence. C’est ainsi que nous avons travaillé avec deux classes de la MFR (Maison Familiale et Rurale) de Mana. Les étudiants, bilingues pour la plupart, ont mené l’enquête auprès des habitants haïtiens et bushinengues. Leur implication nous a été d’une grande aide et malgré leur appréhension, je crois qu’ils ont beaucoup apprécié l’exercice.
L’enquête de perception a été stoppée par la crise sanitaire tout comme les actions pédagogiques qui, je l’espère, devraient se poursuivre à la rentrée.
Enfin, j’ai un souvenir amusant des rencontres EUCC Guyane. A cette occasion, nous devions faire visiter les rizières à une trentaine d’élus, gestionnaires et chercheurs alors que le site n’est pas encore aménagé pour accueillir du public. Nous avons donc opté pour une visite originale, en transportant le cortège dans la benne du tracteur de l’agriculteur voisin.
Ces quelques anecdotes illustrent la singularité de Mana en tant que site pilote du projet Adapto. Les spécificités de ce territoire au nord de l’Amérique du sud n’ont souvent pas été anticipées et demandent en permanence de s’adapter.
Le programme, lancé en 2017, prend fin en décembre 2021, penses-tu que vos objectifs seront atteints ? Qu’une action sur le long terme doit être mise en place pour les rizières de Mana ? Est-ce que le programme à vocation à être étendu à la totalité du littoral guyanais ?
Le projet Adapto a une forte dimension expérimentale. C’est le chemin que l’on a parcouru pendant ces 4 ans qui nous permettra de tirer des leçons de ce qui a ou n’a pas fonctionné. Je pense que les actions seront terminées fin 2021, mais il est possible que la capitalisation des résultats n’arrive qu’en 2022 car la crise sanitaire a impacté les délais.
Le projet sur les rizières de Mana date de fin 2018 ce qui est très récent. Nous venons à peine de finaliser la rédaction du tout premier plan de gestion et allons mettre en place ses premières mesures cette année. Ce site est expérimental pour la gestion du trait de côte mais pas seulement, il permettra de tester de nouvelles pratiques tel que l’agroécologie ou la conciliation entre la chasse et la conservation de la biodiversité. Les rizières devront bien évidemment bénéficier d’un suivi sur le long terme par le Conservatoire et les futurs gestionnaires. A mon sens, la présence d’une personne dédiée à ce projet plein de promesses est fondamentale.
Le programme Adapto pourra inspirer d’autres projets locaux mais je ne pense pas qu’il a vocation à être étendu à la totalité du littoral Guyanais. En revanche, il serait intéressant de le développer dans d’autres territoires d’Outre-Mer, afin d’expérimenter la gestion souple du trait de côte sur des territoires aux contextes locaux différents et aux écosystèmes variés.